Le lieu et la parole : Les Messagers, documentaire lazaréen, par Frédérik Detue

* Première publication du texte : Frédérik Detue, « Le lieu et la parole : Les Messagers, documentaire lazaréen », La Revue Documentaires. Disparition(s), juin 2017, n° 28, p. 24-33. https://larevuedocumentaires.fr/revue/la-revue-documentaires-n28-disparitions/

Coproduit par The Kingdom et Territoires en marge en 2014, le film documentaire Les Messagers d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura se consacre aux migrations des Africains subsahariens vers l’Europe et, plus précisément, à l’expérience que font ces exilés du blocage à une frontière extérieure de l’Union européenne et de l’espace Schengen : la frontière euro-africaine à la fois terrestre et maritime autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc. Ce qu’il met en lumière, c’est une situation qui, bien que particulière, est exemplaire de ce que doivent endurer celles et ceux qui rêvent de l’Europe comme d’une terre de liberté et qui se voient contraints de s’exposer à la mort pour la rejoindre. Précisément, c’est sur les circonstances d’une mort de masse que le film enquête.

Écrivain rescapé de sa déportation de répression au camp nazi de Mauthausen, Jean Cayrol a qualifié de « lazaréen » un art « romanesque » de représenter un monde quotidien « baign[é] dans la lumière concentrationnaire »[1]. L’auteur concevait ainsi après 1945 une littérature de fiction qui ne vise pas à reconstituer le passé des camps, à la manière des romans réalistes de Robert Merle ou de Erich Maria Remarque qu’il trouvait abjects[2], mais qui adopte au présent le regard d’un rescapé hanté par son expérience et qui ce faisant « [met à jour] la corruption mystérieuse de notre monde par l’élément concentrationnaire ou lazaréen »[3]. Cependant, l’art lazaréen de faire ressentir la mort « comme absence ou disparition » en montrant « ce qui survit »[4] n’a pas été depuis lors, loin s’en faut, le domaine réservé de la fiction. Les Messagers s’inscrit ainsi en 2014 dans une tradition du cinéma documentaire lazaréen dont Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, a pu constituer un modèle[5]. (…)  Lire la suite sur les vignettes ci-dessous

[1] Jean Cayrol, Lazare parmi nous, dans Œuvre lazaréenne, Paris, Le Seuil, coll. « Opus Seuil », 2007, p. 803.

[2] Cayrol développe en 1953 une analyse analogue à celle que Jacques Rivette proposera dans son fameux article des Cahiers du cinéma en 1961 : voir « Témoignage et littérature », Esprit, 21e année, n° 4, avril 1953, p. 575.

[3] J. Cayrol, Lazare parmi nous, dans Œuvre lazaréenne, op. cit., p. 766.

[4] Jean Cayrol, Claude Durand, Le Droit de regard, Paris, Le Seuil, coll. « Pierres vives », 1963, p. 70.

[5] Shoah est l’exemple du film d’enquête criminelle qui explore le passé en partant du principe que ce passé ne passe pas. En allant examiner les lieux de l’extermination des Juifs d’Europe, en allant recueillir la parole des témoins, Lanzmann n’a eu d’autre projet que de « rev[ivre] cette histoire au présent » (Marc Chevrie, Hervé Le Roux, « Le lieu et la parole. Entretien avec Claude Lanzmann » [Les Cahiers du cinéma, juillet-août 1985, n° 374], Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, coll. « L’Extrême contemporain », 1990, p. 301) ; non pas d’adopter face à elle une attitude recueillie de « terreur sacrée », mais au contraire de la recueillir en soi en retraversant avec obstination le processus de bout en bout. C’est ce qui fait que le film donne à voir un temps halluciné, qui invite à voir avec les yeux de l’imagination le passé de l’extermination qui revient.