Fabien Didier Yene, 26 mars 1979-14 avril 2019

Fabien Didier YENE
26 mars 1979, Omvan (Mfou-Cameroun) – 14 avril 2019, Yaoundé (Cameroun)

Fabien Didier Yene nous a quittés brutalement, le 14 avril dernier
au Cameroun où il était en vacances, des suites d’un AVC à l’hôpital central de
Yaoundé.

La vie de Fabien fut une course sans repos, sans cesse entravée par sa condition d’homme noir né au Cameroun ; un  homme qui avait décidé d’être présent au monde, quoi qu’il en coûte.

Fabien est décédé après avoir survécu à 23 tentatives infructueuses de passages vers l’Europe, (Melilla et Ceuta) à la nage et à la barrière, notamment lors des attaques massives de 2005, autant de refoulements et de coups de militaires marocains et espagnols, des arrestations, et après s’être confronté pendant des années aux violences sociales et institutionnelles pour faire reconnaître la légitimité de son existence. Quel que soit le chemin emprunté, on lui a sans cesse rappelé qu’il ne devait pas exister.

Quand nous le rencontrons en 2008 à Rabat, Fabien Didier Yene, dit Djondo, nous reçoit d’un accueil poli et méfiant. Il nous toise et teste notre volonté comme notre engagement à vouloir rencontrer et documenter la mort et la disparition de ses frères et sœurs de route. Il vit alors depuis cinq ans au Maroc, où il passe d’abord trois ans dans les campements des forêts de Gourougou et de Castiago.

Quand il se rallie à notre projet de film, il devient un fidèle pilier, un ami, un « passeur entre les mondes » offrant possibilités de rencontres et clés de compréhension. Nous savons que nous pouvons compter sur son soutien sans faille, discret ou animé. Fabien « nous veille » en quelque sorte.

Fabien porte et incarne si personnellement le film pendant près de 8 ans qu’il en est le Messager. Il donne son titre au film et accompagne sans relâche les projections, prenant part aux débats aussi souvent que possible. Lors de ces moments d’échange avec le public, il parvient à marquer l’assistance en quelques mots ; il parle de cet état du monde, où des hommes et des femmes comme lui sont chosifiés. Et parce qu’il pense, expose sa condition, il opère un renversement des représentations.

Cinéma Le Méliés, Montreuil, 2016

Bordeaux, 2015

Musée de l’histoire de l’immigration, 2015

Cinéma Espace St-Michel, Paris, 2015

Juin 2012, Paris

Lors de sa dernière tentative de passage par la déviation au large de Ceuta, le 26 septembre 2007, il nage en portant à bout de bras Mama Jeannette. Deux autres personnes font partie du même convoi. Interceptés, le jeune sénégalais Lauding Sonko se noie sous leurs yeux, sous les coups de la Guardia civil.

Un autre jour, Jean-Louis un ami, se souvient quand, de retour en forêt après avoir été déporté suite aux attaques massives de l’automne 2005, il jette de rage les boites de conserve qui servent à récolter l’eau des feuilles de figuier pour faire un simili de café.

Alors que la forêt est assiégée par les militaires, Fabien accompagné de quelques personnes, se rend en ville à Castiago et parvient à revenir avec des provisions. Son courage permet de changer la routine du matin en remplaçant les feuilles de figuier bouillies par du café et du thé.

Quartier de Douar Kora, Rabat

Dans sa chambre à Douar Kora, 2009

Fabien a le souci de garder l’histoire de ses compagnons, de résister à l’effacement et la déshumanisation qui les frappent, et consigne les noms de ceux qui partent dans un cahier. Au cas où. Lui qui a organisé tant de veillées mortuaires pour les autres, nous n’aurions jamais imaginé que son tour arriverait si vite.


Après la noyade de Lauding Sonko, Fabien renonce à venir en Europe. Il commence à s’investir au sein de l’ADESCAM (Association de Développement et de Sensibilisation des Camerounais Migrants au Maghreb (Maroc), puis du CCSM (Collectif des Communautés Subsahariennes au Maroc), deux collectifs dont il devient président. Il se démène pour arracher, un à un, des droits supplémentaires pour les migrants illégalisés. Il s’impose comme un interlocuteur d’égal à égal auprès des autorités consulaires camerounaises ou des associations. Il peut aussi se poser en arbitre et désamorcer des conflits que rencontre par exemple la communauté camerounaise au Maroc.

A la proclamation de la Charte mondiale des migrants, Gorée, Sénégal, 2011

Maison des esclaves, Gorée, Sénégal,  2011

Caravane du Magreb - Pendant une réunion à Saint-Louis, Sénégal, 2011

Gorée, Sénégal, 2011


Fabien carbure avec l’urgence d’une rage impérieuse mêlée à des talents de médiateur. Il est l’un des premiers à obtenir un permis de séjour au Maroc, après une lutte acharnée pour légaliser son existence sur le territoire marocain.

Il contribue à l’écriture collective de la Charte Mondiale des Migrants, et co-organise la « Caravane du Maghreb – Retour vers l’humanité », qui réunit des militants du Maroc et d’ailleurs. La Caravane rejoint l’Assemblée Mondiale des Migrants réunit à Gorée au large de Dakar où sera proclamé le 4 février 2011, le magnifique texte de la Charte.

« On est là pour rêver, pour une utopie et c’est cette utopie qui va nous faire vivre », a-t-il dit à cette occasion.


Fabien arrive en France le 25 octobre 2011, en avion. On se souvient du récit de son arrivée à l’aéroport, plein d’humour et incrédule devant tant de simplicité : 2 heures de voyage, la PAF qui lui tamponne son passeport, le gratifiant d’un « Allez-y ». Un vrai retournement de la vie ! Et ce, grâce à une invitation pour présenter la publication de son livre “Migrant au pied du mur ” en Autriche, en Allemagne, puis en France nommé parrain du festival Migrant’Scène de la Cimade.

Abel, son fils naît le 5 novembre 2011 et fait de Fabien un père encore plus désireux de transmettre.

La France lui propose une des formations qu’elle réserve aux personnes des anciennes colonies : il intègre une entreprise de sécurité en qualité d’agent de sécurité incendie SSIAP. Il regarde alors le monde défiler derrière les écrans de grandes institutions parisiennes. Bosseur et parce qu’il adore conduire (y compris des carcasses qui tombent toujours en panne sur l’autoroute !), il travaille régulièrement la nuit en tant que taxi avec les maquis camerounais du 18e.

Là encore, il doit se battre pour préserver ses droits à l’existence : obtenir un contrat de travail en bonne et du forme, renouveler chaque année son titre de séjour, ou encore obtenir sa carte professionnelle lui permettant d’exercer pleinement son activité. N’ayant jamais pu obtenir sa carte, son contrat n’est d’ailleurs pas renouvelé en décembre 2018.

Son travail ne l’intéresse pas plus que ça, mais il y voit les conditions nécessaires au coup d’après, nourrissant le désir d’entreprendre quelque chose de plus grand : monter une entreprise entre la France et le Cameroun.

Il commence à construire une maison au Cameroun. Le reste du temps, il vit dans sa résidence de travailleur de 28 m2 en région parisienne dans laquelle la justice française ne lui accorde pas le droit de recevoir pleinement son fils. Une nouvelle forme de violence institutionnelle qui l’affecte profondément.

Aucune épreuve ne lui a été épargnée, ni en terres africaines, ni en France. Nous perdons un ami cher, qui a été certainement épuisé. Sa course s’est arrêtée nette. Il va nous manquer terriblement.

Hélène Crouzillat et Laetitia Tura


Si vous souhaitez soutenir la famille pour les funérailles : www.lepotcommun.fr/pot/kg3t714e

• Samedi 11 mai : veillée à Paris, Taty services, 20 Rue de l’Avenir, 93800 Epinay-sur-Seine
• Jeudi 16 Mai : veillée sans corps au domicile familial (Cameroun)
• Vendredi 17 mai : levée du corps à l’hôpital central de Yaoundé
• Samedi 18 mai : inhumation à Ekombitie-Edoum


Quelques liens :
• Les Messagers, extrait avec Fabien
• Fabien Didier Yene est l’auteur de Migrant au pied du mur, éditions Atlantica-Séguier, juin 2010 (épuisé). Traduit en allemand et publié en juin 2011
• Un entretien entre Fabien Didier Yene et Frédérik Detue sur les motivations et les circonstances d’écriture du récit Migrant au pied du mur
https://journals.openedition.org/e-migrinter/930?fbclid=IwAR3R3x9-19DZzUs5c4T4mkmwRZ6Z6JWQtgw4j_dOUmW6KRzObtw15BKhQ_4


(photos : L. Tura, exceptée celle des projections)


Résidence avec Fotolimo et le Mémorial de Rivesaltes

“Notre affaire est de passer en traçant des chemins sur la mer”

(Antonio  Machado)

Le projet de Laetitia Tura a été sélectionné pour la première résidence de création menée conjointement par FotoLimo et le Mémorial de Rivesaltes en 2018/2019. Son travail sera exposé au Mémorial et pendant le festival Fotolimo à l’automne 2019.

A la frontière franco-espagnole, d’un exil à l’autre. Le bégaiement de l’histoire à travers des portraits croisés entre les enfants d’hier de la retirada, et les adolescents qui arrivent d’Afrique aujourd’hui. D’un côté, la réhabilitation des mémoires des vaincus de la guerre d’Espagne, et de l’autre, la répétition de politiques etde pratiques à l’égard des exilés - à savoir le tri, la mise à l’écart et l’exclusion.

“Karim, Othman, Soufiane sont des enfants et des jeunes adultes qui ont grandi trop vite. Ils sont arrivés à Perpignan après avoir parcouru des milliers de kilomètres à pied, en train, en bateau depuis l’Afrique. Ils portent la frontière en eux. Ils en sont les experts. Ils fuient les pouvoirs autoritaires et répressifs qui sévissent dans leurs pays, et l’absence de perspectives. Leur quête de liberté ou leurs urgences vitales les a conduit jusqu’ici. A leur arrivée en France, leur vie est toujours en suspens et leurs corps sont soumis aux contrôles et aux menaces d’expulsions. Aujourd’hui, ils doivent mesurer ce qu’ils peuvent dire ou oublier, négocier l’utile ou l’encombrant dans leur mémoire pour se construire, survivre au présent. Ils sont devenus les figures indésirables contre lesquelles se mobilisent les mouvements identitaires et fascistes qui se propagent en Europe. 

Leurs récits m’en rappellent d’autres, ceux des enfants d’il y a 80 ans qui ont franchi cette même frontière franco-espagnole. Ils s’appellent Octavio, Dolores, Maria. Leurs familles ont pris part à la lutte contre le fascisme pendant la guerre d’Espagne. Vaincus par l’armée de Franco, ces familles ont du quitter l’Espagne en 1939, traverser les Pyrénées, pour sauver leurs vies. 

80 ans séparent ces destins, et pourtant leurs similitudes interpellent. Ils ont en commun d’être ou d’avoir été des indésirables. Alors que des hommages sont aujourd’hui rendus aux exilés espagnols, la présence des jeunes exilés est sans cesse remise en cause. Contre l’amnèsie, et pour saisir le bégaiement historique actuel, les exilés espagnols nous invitent à regarder le présent à travers leurs récits.”

TRAVAIL EN COURS




Rencontres en mars 2018

  • Filmer depuis la frontière,  Ecole des beaux-arts de Nantes - 15 mars 2018
    Rencontre animée par Véronique Terrier Hermann avec Anne-Marie Filaire, Laura Henno et Laetitia Tura. En savoir plus : http://penserdepuislafrontiere.fr/actualites.html
  • Rencontres au Lycée professionnel de Pleyben avec Rhizomes (Douarnenez)- 13 mars 2018
  • Violences de masse : enquêter par l’intime, EHESS - 9 mars 2018
    Séminaire proposé par Anouche Kunth et Chowra Makaremi (CNRS/IRIS).
    Séance « Écritures photographiques et parcours de la mémoire (guerre d’Espagne, génocide des Arméniens) » avec Laetitia Tura et Pascaline Marre (photographes) https://enseignements-2017.ehess.fr/2017/ue/1372/



Le lieu et la parole : Les Messagers, documentaire lazaréen, par Frédérik Detue

* Première publication du texte : Frédérik Detue, « Le lieu et la parole : Les Messagers, documentaire lazaréen », La Revue Documentaires. Disparition(s), juin 2017, n° 28, p. 24-33. https://larevuedocumentaires.fr/revue/la-revue-documentaires-n28-disparitions/

Coproduit par The Kingdom et Territoires en marge en 2014, le film documentaire Les Messagers d’Hélène Crouzillat et Laetitia Tura se consacre aux migrations des Africains subsahariens vers l’Europe et, plus précisément, à l’expérience que font ces exilés du blocage à une frontière extérieure de l’Union européenne et de l’espace Schengen : la frontière euro-africaine à la fois terrestre et maritime autour des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla, au nord du Maroc. Ce qu’il met en lumière, c’est une situation qui, bien que particulière, est exemplaire de ce que doivent endurer celles et ceux qui rêvent de l’Europe comme d’une terre de liberté et qui se voient contraints de s’exposer à la mort pour la rejoindre. Précisément, c’est sur les circonstances d’une mort de masse que le film enquête.

Écrivain rescapé de sa déportation de répression au camp nazi de Mauthausen, Jean Cayrol a qualifié de « lazaréen » un art « romanesque » de représenter un monde quotidien « baign[é] dans la lumière concentrationnaire »[1]. L’auteur concevait ainsi après 1945 une littérature de fiction qui ne vise pas à reconstituer le passé des camps, à la manière des romans réalistes de Robert Merle ou de Erich Maria Remarque qu’il trouvait abjects[2], mais qui adopte au présent le regard d’un rescapé hanté par son expérience et qui ce faisant « [met à jour] la corruption mystérieuse de notre monde par l’élément concentrationnaire ou lazaréen »[3]. Cependant, l’art lazaréen de faire ressentir la mort « comme absence ou disparition » en montrant « ce qui survit »[4] n’a pas été depuis lors, loin s’en faut, le domaine réservé de la fiction. Les Messagers s’inscrit ainsi en 2014 dans une tradition du cinéma documentaire lazaréen dont Shoah de Claude Lanzmann, en 1985, a pu constituer un modèle[5]. (…)  Lire la suite sur les vignettes ci-dessous

[1] Jean Cayrol, Lazare parmi nous, dans Œuvre lazaréenne, Paris, Le Seuil, coll. « Opus Seuil », 2007, p. 803.

[2] Cayrol développe en 1953 une analyse analogue à celle que Jacques Rivette proposera dans son fameux article des Cahiers du cinéma en 1961 : voir « Témoignage et littérature », Esprit, 21e année, n° 4, avril 1953, p. 575.

[3] J. Cayrol, Lazare parmi nous, dans Œuvre lazaréenne, op. cit., p. 766.

[4] Jean Cayrol, Claude Durand, Le Droit de regard, Paris, Le Seuil, coll. « Pierres vives », 1963, p. 70.

[5] Shoah est l’exemple du film d’enquête criminelle qui explore le passé en partant du principe que ce passé ne passe pas. En allant examiner les lieux de l’extermination des Juifs d’Europe, en allant recueillir la parole des témoins, Lanzmann n’a eu d’autre projet que de « rev[ivre] cette histoire au présent » (Marc Chevrie, Hervé Le Roux, « Le lieu et la parole. Entretien avec Claude Lanzmann » [Les Cahiers du cinéma, juillet-août 1985, n° 374], Au sujet de Shoah. Le film de Claude Lanzmann, Paris, Belin, coll. « L’Extrême contemporain », 1990, p. 301) ; non pas d’adopter face à elle une attitude recueillie de « terreur sacrée », mais au contraire de la recueillir en soi en retraversant avec obstination le processus de bout en bout. C’est ce qui fait que le film donne à voir un temps halluciné, qui invite à voir avec les yeux de l’imagination le passé de l’extermination qui revient.